L'Aventure de Mme Muir 

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DEBAT avec Jean-Pierre Ancele

En Angleterre, au début du XXe siècle, Lucy Muir, une ravissante et jeune veuve, décide de s'installer au bord de la mer avec sa fille et sa servante dans un cottage réputé hanté par le fantôme du capitaine Gregg. Loin d'être terrorisée, elle est au contraire fascinée à l'idée d'habiter avec ce fantôme. Un soir, il lui apparaît...
De Joseph L. Mankiewicz, avec Gene Tierney, Rex Harrison, George Sanders…
USA – Romance – 1h44 – 1948 – VOSTF
Mankiewicz insuffle une certaine forme de sérénité ou de sagesse à son film tandis que la marche de son héroïne vers la mort est inéluctable. Les ellipses s’enchaînent sans heurt, le montage privilégiant une fluidité parfaitement maîtrisée (comme dans Chaînes conjugales->1547] et Eve plus tard). Pourtant, mis à part le physique vieillissant des personnages, le passage des années ne semble avoir aucune prise sur ce qu’est fondamentalement Lucy Muir. Ses mémoires ? Elle a déjà écrites celles de son compagnon fantomatique, dictées par ce dernier alors qu’elle n’était encore qu’une jeune femme. Une rencontre ? Elle a jadis envisagé de se remarier avec un écrivain cynique et dragueur (encore une fois, géniale interprétation de George Sanders) avant de se replier définitivement sur son monde intérieur. Rien ne semble finalement l’avoir fait dévier de cette maison qui, à la première seconde, n’a pas cessé de maintenir un désir, une attention, une flamme lui faisant tourner le dos au monde des vivants.
La belle idée du film est d’avoir momentanément séparé l’héroïne et son fantôme au cours d’une scène déchirante d’adieu et d’avoir fait de ces expériences surréalistes un simple songe englouti dans les abîmes de la mémoire et de l’inconscient. Au-delà de l’intérêt que cela représente au niveau du scénario (démantèlement d’une situation de départ propice à l’enlisement), l’évocation soudaine de cet homme immatériel par la fille de Lucy Muir amène inéluctablement un bouleversant retour de la fiction. Dès lors qu’un rêve devient une réalité partagée par deux individus, il pose alors la question de l’opposition entre matérialité et immatérialité, d’autant plus que la jeune femme, en se mariant de son côté avec un aventurier moderne (un aviateur), éprouve physiquement ce qui n’est resté qu’une expérience intérieure pour sa mère. La scène finale n’est que le point d’aboutissement ce qui restait en germe depuis le tout début du film. Les adieux au monde des vivants n’ont ici aucune forme de fin en soi mais marquent plutôt le début d’une histoire sans cesse reportée, d’une promesse qu’on aurait fini par croire compromise. L’évidence de ces retrouvailles ne repose encore une fois que sur l’indéfectible croyance du cinéaste, de son héroïne et du public pour cette histoire qui s’est continuellement affranchie de tout réalisme. La mise en scène élégante et discrète de Mankiewicz évite une explosion de flamboyance, trop souvent mal digérée dans la plupart des mélodrames, et se contente de rejouer cette bouleversante petite musique (magnifique partition de Bernard Herrmann) qu’on croyait avoir oubliée et qui, dans un dernier sursaut, vient nous apporter la jeunesse éternelle.
Un chef-d'oeuvre bouleversant sur la désillusion et la fuite du temps.